Renversement de front

La détente avec la Russie et le rejet du libre-échange multilatéral constituent des changements géopolitiques et économiques considérables. Ils semblent si pénalisants à court terme pour la domination américaine que beaucoup doutent de leurs mises en œuvre effectives. Pourtant, la domination de l’Amérique sous la férule d’une géopolitique néoconservatrice et d’un libre-échange multilatéral expansif, piloté par la finance et les grands actionnaires des firmes multinationales américaines, est condamnée, en particulier face à la Chine.

La détente avec la Russie signifierait le règlement du conflit ukrainien. L’arrêt du soutien au terrorisme islamique signifierait la fin du conflit en Irak et en Syrie. Précisément les deux foyers principaux de tensions qui permettent de couper les projets des nouvelles routes de la soie chinoises de leurs destinations finales ; en plus d’isoler l’Europe diplomatiquement et énergétiquement du reste de l’Eurasie.

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Les nouvelles routes de la soie. Source: Xinhua Finance Agency.

Ce ne serait ni plus ni moins, et en première approche, qu’un abandon de la géopolitique des Mackinder, Mahan et Spykman, objectif stratégique immuable depuis la domination mondiale de l’empire britannique puis des États-Unis. Un abandon de ce qui a toujours constitué l’identité de la thalassocratie anglo-saxonne, la grande lutte de la mer contre la terre, Poséidon contre les divinités telluriques ou chthoniennes de l’Eurasie ; premier déterminant de toute géopolitique qui se respecte.

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Le rimland entourant le heartland de Nicholas Spykman. « Who controls the Rimland rules Eurasia ; who rules Eurasia controls the destinies of the world » Geography of the peace. 1944.

Mais l’Amérique abandonnerait aussi l’idéologie qui a accompagné et justifié sa domination : le libre-échange, tout du moins multilatéral.

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ALENA, TPP et TAFTA. Carte : Jérémie Fabre.

Retournement complet de perspective s’il en est. D’attaquant, l’Amérique deviendrait défenseur. Les zones de libre-échange, jusque-là promues par Washington, seraient vouées aux gémonies par la nouvelle administration. La Chine se retrouverait seule sur l’échiquier avec ses projets expansionnistes et ses zones de libre-échange : RCEP, FTAAP, OBOR et AIIB. De défenseur, la Chine deviendrait alors attaquant. Il lui serait bien plus difficile de perpétuer sa diplomatie du profil bas auprès des pays qu’elle rattache à ses infrastructures ; diplomatie qui lui a été si bénéfique jusqu’ici. Il lui suffisait alors de pointer l’expansionnisme et la dynamique belligène américaine auprès des nations du rimland pour faire avancer son agenda. Elle invite même régulièrement les États-Unis à participer à la réalisation de ses propres projets d’infrastructures économiques en Asie. En gros, elle demande simplement aux États-Unis de participer à la domination de la Chine sur le continent asiatique ! Un tel à propos vise avant tout à démasquer la géopolitique de duplicité et de double standard des États-Unis auprès des pays concernés par ces zones de libre-échange. Pourquoi devraient-ils accepter des zones de libre-échange aux standards américains plutôt que chinois au vu de la tentative de domination mondiale des États-Unis ? Car cela ne pourrait être alors qu’à sens unique. Ce discours devrait devenir nettement moins évident à maintenir auprès des pays concernés par ces infrastructures si les États-Unis pointent l’expansionnisme chinois pour ce qu’il est, en dénonçant toute forme de traité de libre-échange multilatéral, y compris les leurs.

Pour les États-Unis, l’objectif stratégique ne serait plus un contrôle du rimland en le ligotant dans des zones de libre-échange multilatérales aux profits des ses grandes firmes, mais un soutien aux nations du rimland pour les aider à se libérer du contrôle grandissant de l’expansionnisme chinois, si besoin en proposant des accords bilatéraux à la carte. De grand Satan, l’Amérique redeviendrait la libératrice, de nouveau apte à séduire et conquérir les cœurs. Objectif digne mais qui, aux yeux de beaucoup, apparaît aujourd’hui passablement surréaliste sorti du contexte d’une campagne électorale.

Mais la fin de la domination américaine n’était-elle pas inévitable ?

Les premières nations productrices de l’ère industrielle – Angleterre – Benelux – France – Suisse – Allemagne – États-Unis etc. ont eu, par ordre chronologique, un avantage concurrentiel et ont toujours cherché, une fois industrialisées, à s’ouvrir de nouveaux marchés. Durant cette seconde phase, tout protectionnisme est fortement combattu militairement et idéologiquement. Le libéralisme politique servant de caution morale au libéralisme économique. Ceux qui rechignent à adopter les mœurs politiques démocratiques d’ouverture aux marchandises et aux capitaux extérieurs recevront tout de même la démocratie aéroportée à coup de Paveway  et autres JDAM. Comme autrefois leurs ancêtres recevaient la visite des canonnières. Bien entendu, il y a de bonnes et de mauvaises démocraties selon qu’elles facilitent ou non la circulation des marchandises et des capitaux étrangers. Une méprise serait à ce stade fort regrettable pour le pays concerné. Bien sûr, avant que d’être libre-échangistes, les États-Unis n’ont pu s’affirmer sur la scène internationale qu’après avoir connu une longue période protectionniste, jamais véritablement achevée, en commençant par bouter les Anglais hors de leurs colonies des Amériques.

La financiarisation croissante de l’économie a permis aux nations premièrement industrialisées, la Grande-Bretagne en premier lieu, de perpétuer cette domination au-delà des capacités de production – matérielle, énergétique et démographique – de ladite nation. Elle permet de soutenir le taux de profit du capital que n’autorise plus la décroissance des rendements dans les secteurs productifs présents, en élargissant la spéculation sur la valeur de productions futures. D’où la nécessité vitale pour le capital accumulé passé de s’ouvrir de nouveaux marchés, qu’ils soient internes : l’innovation et la destruction créatrice, ou externes : la course aux colonies, aujourd’hui remplacée par la course au contrôle des zones de libre-échange. Les États-Unis suivirent l’exemple de leur glorieuse devancière pour perpétuer une domination – et sa profitabilité afférente – qui, physiquement ou productivement, n’avait plus vraiment lieu d’être. On pourrait situer l’abandon de la convertibilité du dollar en or comme prémisse à cette dernière phase de financiarisation de l’économie américaine, qui sera décuplée par l’arrivée des outils informatiques.

La Chine industrielle n’est que le maillon d’une longue chaîne commencée en Angleterre au XVIII° siècle avec la révolution industrielle. À la différence de ses devancières, elle possède un réservoir de main d’œuvre corvéable considérable dont la profitabilité n’est pas prête d’être concurrencée avant longtemps. Cette profitabilité immédiate du coût de main d’œuvre fonctionne comme un aimant irrésistible pour le capital occidental, en plus des perspectives alléchantes de consommation du marché chinois. L’ouverture, souvent décriée comme sélective, de l’économie chinoise dans cette phase d’industrialisation comporte de multiples avantages et autorise une turbo-industrialisation – pendant du turbo-capitalisme – que le meilleur des Gosplan protectionniste ne saurait permettre. On flatte ainsi le versant économique de l’idéologie libérale en rémunérant fortement les capitaux investis. Les tenants de l’idéologie libérale, dominants dans les cercles de décisions internationaux, seront alors moins regardants sur le versant politique de la chose. Le maintien d’une structure politique autoritaire forte, indépendante et non manipulable depuis l’extérieur n’en est que plus facilité et provoque peu de récriminations. De toute façon, il suffit à la Chine de fustiger en retour le protectionnisme des autres si on lui en fait le reproche. Cela facilite aussi des transferts de technologie qu’il aurait été impossible de pourvoir aussi rapidement. Le réservoir de main-d’œuvre bon marché est tellement vaste que ces transferts en provenance des nations déjà industrialisées sont maintenant épuisés avant même que d’avoir traverser le quart de ce réservoir. Aujourd’hui, il n’y a plus grand-chose que la Chine ne puisse concevoir par elle-même, et toujours avec un considérable réservoir de main-d’œuvre défiant toute concurrence et apte à séduire tout capital en quête de profitabilité.

Au regard des immenses capacités mobilisées par la Chine on ne parierait alors plus grand-chose sur l’économie financiarisée des États-Unis, ce tigre de papier tels que souvent qualifiés par les Chinois.

Que les mondialistes parviennent à leurs fins, et ils pourraient donner les clés du monde à la Chine. Assurément, s’il devait y avoir un gouvernement mondial, il ne serait ni à Washington, New York ou Londres mais à Pékin ou à Shanghai. D’ailleurs, la Chine invite explicitement tous les ploutocrates d’Occident à venir investir avec des rendements à la clé supérieurs à ce que pourrait jamais leur proposer l’Amérique de Trump. La Chine se pose désormais comme la gardienne du libre-échange. Cette élection américaine aura au moins eu le mérite de faire sortir tout le monde du bois.

Ce renversement de front ne serait, après tout, que la poursuite du cours de l’histoire : la nation la plus forte voit les autres se liguer contre elle pour tenter de faire contrepoids à sa puissance et à son hégémonie naissante. Pour l’Amérique, ce serait faire preuve d’un grand réalisme que d’admettre qu’elle n’est plus la nation indispensable. Et ce d’autant plus qu’un fort idéalisme continue de la guider ; autant spirituellement, son exceptionnalisme autoproclamé, que matériellement, un libéralisme politique – tant vanté – justifiant un libéralisme économique, mesure de toute chose dans l’Univers. Mais précisément, est-ce que ce débat sur les zones de libre-échange ne serait pas l’occasion, pour la société américaine, de remettre en cause cette doxa libérale ; d’apprendre à se désintoxiquer de sa propre propagande ? N’en sommes nous pas arrivés à un point où il devient évident, même pour le plus fieffé des Ayatollahs libéraux, que le libéralisme économique actuel s’oppose ouvertement au libéralisme politique ?  Assurément, que l’Amérique sorte indemne ou non de cette tentative de transition, elle ne sera jamais plus la même.

L’Europe, Noir Désir.